***Le Transilien, réseau des trains d’Ile-de-France, est au bord de la saturation. Les incidents se multiplient et les voyageurs se révoltent.
Chaque jour, depuis dix-sept ans, Grace Ferreira embarque à bord de «son» RER B qui l’emmène d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, jusque dans le ventre de Paris. Elle descend à Châtelet-les Halles. Chaque jour, elle se demande ce que la SNCF va bien pouvoir inventer car il ne passe pas une journée sans qu’un incident de parcours la mette en retard comme en témoigne le journal de bord qu’elle tient depuis l’an dernier.
Feuilletons-le avec elle. «28 janvier : le train reste bloqué en gare suite à un problème technique.» Elle arrive une heure vingt en retard à son travail. «2 février : mon train a vingt-cinq minutes de retard suite à une avarie de matériel en gare Saint-Michel.» «3 février : mon train est supprimé, je dois prendre le suivant.» C’est le lot des 2,7 millions de personnes qui, chaque jour, tentent la grande aventure des transports publics en Ile-de-France. L’an dernier,
88,3 % seulement des trains Transilien de la SNCF sont arrivés à l’heure, c’est-à-dire avec moins de cinq minutes de retard sur l’horaire prévu. Cela signifie que chaque jour 450 000 Franciliens n’arrivent pas à l’heure au travail. Cela ne s’arrange pas.
«Ça craque en Ile-de-France, reconnaît Guillaume Pepy, président de la SNCF. Le réseau ferroviaire est saturé depuis 2005.» La première cause de cette clochardisation du transport est l’explosion du trafic. Le nombre de passagers du Transilien a progressé de 25 % en sept ans. «Chaque année, nous devons transporter en plus l’équivalent d’une ville de 150 000 habitants», ajoute Guillaume Pepy. La SNCF a même dû obtenir une dérogation pour faire rouler plus de trains que les normes l’y autorisent entre Saint-Cloud et La Défense, en banlieue ouest. Dans ces conditions, le moindre incident plonge le réseau dans le chaos.
«Confliculture»
Ne parlons pas des vrais drames comme les suicides. Tous les deux jours, quelque part en Ile-de-France, un désespéré se jette sur les voies. Le trafic doit alors être interrompu pendant au moins deux heures. À une heure de pointe, ce sont 100 trains qui ne peuvent plus circuler et 100 000 personnes bloquées à l’intérieur ou qui attendent sur les quais. Beaucoup moins grave, le signal d’alarme qu’un voyageur déclenche pour rien. Pour les usagers, le résultat est garanti : une demi-heure de retard pour tous les trains de la ligne. En 2008, la SNCF a recensé 6 000 actes de malveillance de ce type. Ils sont plus nombreux le mercredi, jour où les enfants ne vont pas à l’école. On s’amuse comme on peut. Suicide ou blague de gamin, pour la SNCF, il s’agit de «causes externes». Elles ne relèvent pas de sa responsabilité, c’est la faute à pas-de-chance.
Et les «causes internes» ? C’est le cheminot qui a oublié de faire sonner son réveil ou le train fourbu, fatigué, qui refuse d’avancer. C’est aussi la caténaire qui craque, elle aussi, ou l’aiguillage qui n’arrive plus à aiguiller. Et les grèves dans tout ça ? Curieusement, elles n’entrent pas dans les statistiques de la ponctualité ferroviaire. Elles n’en pèsent pas moins de tout leur poids car les cheminots d’Ile-de-France se sont fait une spécialité des moyens de bloquer le trafic avec le minimum de pertes sur leur fiche de paie : grève tournante, grève de cinquante-neuf minutes, voire certificats médicaux de complaisance. L’imagination est sans limite. Les voyageurs du Transilien doivent se faire une raison. C’est en Ile-de-France que SUD-Rail, syndicat particulièrement remuant, est le mieux implanté : il représente 25 % à Saint-Lazare, 18,5 % à Paris-Est ou 26,7 % à Paris - Sud-Est. Autant dire que c’est un terreau fertile pour la «confliculture».
Ça craque donc en Ile-de-France et les voyageurs n’en peuvent plus. Ils se révoltent même. «C’est nouveau, note un agent chargé de l’information des voyageurs à Paris - Saint-Lazare. Les voyageurs se révoltent. On se fait insulter, les gens sont agressifs, J’ai vu des personnes d’apparence très correcte complètement péter les plombs.»
«Traités comme du bétail»
Le 13 janvier, quand le trafic est arrêté à Saint-Lazare après l’agression d’un conducteur, la direction décide de fermer la gare pour parer à tout accident. «Des gens auraient pu être poussés sur les voies», explique un cadre de la SNCF. Quelques jours plus tard, une personne se jette sur les voies en pleine heure de pointe à Saint-Lazare. La circulation est aussitôt interrompue sur la ligne. Les voyageurs bloqués dans un train à Pont-Cardinet, la station voisine, décident de terminer leur voyage à pied… en remontant le long les voies. Un acte de désobéissance qui entraîne aussitôt l’arrêt de tous les trains sur toutes les lignes. Saint-Lazare est à nouveau paralysée. Quelques minutes plus tard, les agents de la SNCF chargés de l’information des voyageurs sont pris à partie et les vitres de leur local sont brisées. Au même moment, à la gare de l’Est, alors que la police fait évacuer les lieux parce qu’on a découvert un colis suspect, des voyageurs refusent de quitter le quai. Le président de la SNCF lui-même n’échappe pas à la colère des usagers qui se sentent de plus en plus «usagés». Récemment, alors qu’il répondait sur Internet à leurs questions, Guillaume Pepy a été copieusement assaisonné par un habitué du Transilien : «Quand serons-nous considérés comme des clients et non comme les usagers forcés de ses bétaillères ?»
Le Transilien ternit considérablement l’image de la SNCF, qui n’est pourtant pas seule responsable. Elle paie trente années de sous-investissement dans les transports de la région parisienne. De 1958 à 2003, le Syndicat des transports d’Ile-de-France (Stif), qui est l’autorité suprême sur le train, le métro et les bus, dépendait de l’État. «Durant cette période, rappelle un cadre de la SNCF, l’État a plutôt misé sur les contournements autoroutiers de la capitale tels que la Francilienne ou l’A86 mais il n’a jamais eu de vision globale de ce qu’allait être le transport collectif en Ile-de-France.» En 2003, dans le cadre de la décentralisation, le Stif est passé sous la coupe du conseil régional qui doit maintenant résoudre ce casse-tête. Le président de la SNCF a promis l’an dernier un plan Marshall des banlieues. «Le train d’Ile-de-France doit avoir la qualité du TGV», promet Guillaume Pepy.
L’entreprise étudie des solutions pour raccourcir les temps d’arrêt de ses trains en gare ou le temps de prise en main en début de service par leur conducteur. Mais c’est insuffisant. Ces mesures feront gagner au mieux quelques secondes aux trains.
La SNCF attend beaucoup sur ses nouveaux trains construits par le canadien Bombardier pour améliorer le service. Elle en finance la moitié et a tout fait pour accélérer leur livraison. Les premières rames seront livrées fin 2009, avec à terme le renouvellement d’un Transilien sur cinq d’ici fin 2015. Dans un document remis au conseil régional, la SNCF admet toutefois que «fin 2009, le parc continuera à avoir 23 ans de moyenne d’âge et à compter des petits gris dans ses rangs jusqu’en 2015». Ah ! Ces «petits gris» en inox, furieusement sixties avec leurs banquettes en simili cuir orange et leur déco intérieure en formica blanc crème.
Sinon, la SNCF a aussi quelques projets pharaoniques dans ses cartons comme la grande rocade ferroviaire ou le prolongement du RER E vers La Défense. Les voyageurs devront patienter avant qu’on donne le premier coup de pioche. En attendant, on bricole. La SNCF a lancé jeudi l’opération «Cartes sur table» pour recueillir les griefs de ses clients dans une cinquantaine de gares d’Ile-de-France. «Ce n’est pas suffisant, juge Roger Karoutchi, président du groupe UMP au conseil régional. Le système de transport est au bord de l’implosion. Il faut passer à la vitesse supérieure et mettre sur pied un programme dont les effets se feront sentir d’ici deux ans. Les Franciliens sont aujourd’hui traités comme du bétail.»
De son côté, Jean-Paul Huchon, président du conseil régional, a son plan de 18 milliards d’euros pour sauver l’Ile-de-France du naufrage. Reste à savoir qui financera quoi. Le débat est aujourd’hui loin d’être tranché. Jean-Paul Huchon explique que ces mesures constitueront le plus gros programme d’investissement depuis le lancement du RER, il y a quarante ans. Les transports d’Ile-de-France étaient justement au bord de la saturation et le réseau risquait d’exploser.
Par Fabrice Amedeo
Le Figaro
10/02/09
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