Thursday, October 21, 2010

*Les nouvelles technologies éducatives : mythes et réalité*


L’Internet va-t-il révolutionner l’éducation ? On le dit, on l’espère ou on le craint… Des changements, certes, mais reste à analyser leur nature et, surtout, à évaluer leurs conséquences.


Voilà "un fait" qu’on devrait prendre comme indubitable : l’Internet va révolutionner l’enseignement. On avait entendu exactement les mêmes prévisions à l’époque du surgissement de l’audiovisuel. Comme aujourd’hui en ce qui concerne les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) en éducation, il fut paré de toutes les vertus : élimination des professeurs engoncés dans leur archaïsme, individualisation des approches pédagogiques, créativité, et, bien entendu, un pas de géant vers la démocratie. On sait que l’effet fut minime. Cependant, dans la même période, se sont produites des révolutions effectives, mais plus silencieuses, clairement liées à des outils précis. Par exemple, la démocratisation de l’accès aux calculatrices de poche est en train de bouleverser la nature de certaines activités mathématiques scolaires. Dans ce genre de débats, concernant de plus ici une révolution technologique de l’ampleur de celle qui est en cours, il convient de se garder de deux écueils : le scepticisme distant ("rien de nouveau sous le soleil") et la croyance béate dans les déclarations des thuriféraires. Entre autres doit être examinée avec attention l’hypothèse de changements réels à venir, mais qui auraient comme conséquence une réduction, et non pas une extension, des droits démocratiques à l’éducation. La marchandisation de l’éducation. La doctrine libérale "classique" en matière d’éducation consiste à traiter les savoirs comme des marchandises, vendues à la demande (solvable). Comme le dit Adam Smith : "S’il n’y avait pas d’institutions publiques pour l’éducation, alors il ne s’enseignerait aucune science, aucun système ou cours d’instruction dont il n’y eût pas quelque demande, c’est-à-dire aucun que les circonstances du temps ne rendissent nécessaire, ou avantageux, ou convenable d’apprendre". En pratique, cela signifie aujourd’hui que le bloc constitué par la maîtrise étatique de l’offre d’éducation, le monopole de la certification par des institutions publiques et le statut des professeurs constitue partout (et singulièrement eu Europe) un obstacle à renverser pour que ce programme puisse se mettre en uvre. Dans ce domaine comme en d’autres, la possibilité que donne le réseau de traverser les frontières et les institutions fournit un atout fantastique à ce projet. Si bien qu’effectivement un des aspects majeurs de la marchandisation de l’enseignement est lié à la prolifération des NTIC. Comme par une convergence maléfique, la technologie nouvelle fournit un support à un programme politique dont les bases ont pourtant été jetées à la fin de Deuxième guerre mondiale. La Conférence de Vancouver du mois de mai 2000 a été la première consacrée, à l’échelle internationale, à l’aspect directement marchand des NTIC éducatives. Le marché est d’importance, puisqu’on le prévoit à hauteur de 90 milliards de dollars en 2002. Philippe Quéau, directeur de la division de l’information et de l’informatique à l’Unesco annonce (Libération, 22 mai 2000) : "Le marché de l’enseignement devrait être à terme le plus important d’Internet, devant le commerce électronique. Il couvre déjà l’enseignement universitaire et la formation continue, et il s’étend au primaire et au secondaire". L’objectif de la conférence : favoriser les échanges commerciaux dans ce domaine, et on se souvient que la libéralisation des produits marchands éducatifs était au programme de la conférence avortée de l’OMC à Seattle, et qu’elle continue à être dans l’agenda de l’Organisation. La France tente de suivre la locomotive lancée à toute vitesse, avec la création par Claude Allègre d’Edufrance (qui doit "coordonner l’offre française d’ingénierie éducative"). Le Monde du 2-3 juillet 2000 nous informe que, selon John Chambers, le président de Cisco "la prochaine killer application (application qui tue, c’est-à-dire à succès), pour Internet sera l’éducation". Et que "Merill Lynch prédit que dans les cinq prochaines années se développeront des universités virtuelles rassemblant des millions d’étudiants. Qu’ils soient de Bombay, Caracas, Paris ou San-Francisco, ces nouveaux étudiants auront accès aux mêmes salles de cours virtuelles, aux mêmes professeurs, aux mêmes bibliothèques et obtiendront les mêmes diplômes". Enfin, on nous assure que "selon l’analyste, en migrant sur Internet, le contenu éducatif traditionnel va s’enrichir sous l’effet des réseaux". On peut douter fortement de cette dernière affirmation, dont la contradiction avec celle qui la précède immédiatement devrait sauter aux yeux. Au lieu de "migrer" et de "s’enrichir", les "mêmes professeurs" et "les mêmes diplômes" conduiront bien plutôt à une uniformisation fantastique. Le chemin ici est le même que celui suivi par la télévision, le cinéma, les uvres culturelles et le coca-cola. Les institutions dominantes les plus prestigieuses et les plus rentables auront vite fait d’imposer leurs standards, et donc leurs contenus et leurs problématiques. Libération (27 mai 2000) nous donne les conditions de réussite de ce nouveau marché :
- Mort du diplôme national, modularisation, accréditation par des systèmes qui valident les unités délivrées par les institutions membres.
- On ne se perd plus dans l’Internet : divers projets concurrents permettent de se retrouver dans la jungle (Mais qui donc sera maître de proposer les chemins adéquats ?).
- Seule solution pour exister au niveau international : faire connaître sa marque. Dans ces conditions, on comprend le dépit de François Balmont, directeur d’Edufrance : "Le débat franco-français sur secteur public et privé est dépassé. L’enjeu est de faire monter en modernisme et en qualité le service public et de labelliser ce qui se fait de bien dans le privé. Les ennemis d’Edufrance, ce sont les profs qui estiment que l’enseignement doit être 100 % public." (Le Monde, 26 mai 2000) Qui dit privé ne dit-il pas aussi payant ? Et donc discriminant ? Qui pourrait en douter ? Daniel Purlich, (Le Monde, 26 mai 2000) directeur marketing et de l’international de Studi.com l’affirme sans détours : "Ce service (il s’agit du soutien scolaire) sera réservé à ceux qui pourront payer." Certes, par grandeur d’âme, il dit aussi : "Il faut faire attention à ce que la formation sur Internet n’engendre pas le même processus d’hégémonie américaine que celui constaté dans la télévision et le cinéma". Comment faire ? Philippe Quéau (Libération, 22 mai 2000) a son idée : "Il faudrait qu’un Jules Ferry mondial promeuve l’idée d’un portail éducatif gratuit qui serait constitué de savoirs offerts par des institutions publiques du monde entier". Une belle idée, mais qui a autant de chances de se réaliser que le communisme démocratique de s’installer dans les mois qui viennent. Le changement apporté par la globalisation éducative peut s’apparenter à un bouleversement, et en ce sens l’avenir des institutions universitaires se joue peut-être dans la décennie qui vient. Mais que cela s’accompagne d’une démocratisation est une fable de mauvais goût. On peut malheureusement s’attendre au contraire à ce que la ligne de force suivie soit exactement semblable à celle des autres secteurs globalisés : explosion de la concurrence, centralisation accrue au profit des plus forts, élimination des plus faibles. Par exemple, les tentatives de créer un développement universitaire propre pour les pays en retard seront tuées dans l’uf. Qui hésiterait entre un diplôme mal calibré obtenu localement, et un diplôme prestigieux cautionné par Harvard ou La Sorbonne ? Avec à la clé une coupure sociale supplémentaire : seules les élites des pays en question pourront se payer les formations correspondantes, alors que, bientôt, les universités locales seront à l’agonie, peut-être purement et simplement fermées. Une amélioration pédagogique ? D’après Philippe Carré, quatre séries de raisons expliquent la vogue actuelle de l’éducation sur les réseaux : "Recherche de gains de productivité dans la formation, mutations sociotechniques et technologiques, évolution de la pensée pédagogique et culture de l’autonomie sont donc les quatre vecteurs qui sous-tendent l’éclosion à grande échelle des pratiques et des théories de l’autoformation des adultes aujourd’hui". Les raisons se présentent ainsi la plus importante est d’ordre "économique" (l’éducation comme dépense à optimiser) évolution du processus du travail : autonomie, responsabilisation, initiative, sens de la communication remise en cause du modèle pédagogique traditionnel véritable "culture de l’autonomie". Dans l’immédiat, tout ceci concerne surtout le secteur de la formation d’adultes, dont celui des remises à niveau et des formations dans les entreprises. Un immense enjeu numérique et financier. Le marché de la formation continue concerne 10 millions d’individus par an en France. Seuls 700000 entreprennent une formation à titre personnel, c’est donc d’abord les formations d’entreprises qui sont concernées. On conçoit que ces dernières cherchent à baisser leurs coûts dans ce domaine aussi. Cet enjeu économique est le plus facilement compréhensible. Mais il ne pourrait s’imposer si on ne convainquait pas l’opinion des bienfaits pédagogiques de l’opération. Libération du 22 mai 2000 nous explique ainsi la mutation du Centre National d’Education à Distance. Le vénérable CNED va abandonner ses cours-papiers dans l’enthousiasme : "Les cours sont plus illustrés, plus dynamiques, plus interactifs." On refonde l’acte même de formation. Avant, l’apprentissage se faisait de manière verticale, entre le prof et l’élève. Aujourd’hui, avec l’Internet, on apprend en zigzag, avec des allers et retours permanents entre les profs et les élèves. "En proposant des cours en ligne, une communication facilitée avec les profs par le e-mail, en créant des classes virtuelles et des forums où les élèves peuvent se regrouper et partager leur expérience, le CNED veut dépasser la simple mise en ligne des cours." L’autonomie, et la liberté d’apprendre dans la joie. Comment ne pas accéder à cette demande ? Mais que disent les premiers bilans à ce propos ? Une chercheuse du CNED est moins optimiste. "Les résultats confirment la difficulté d’utiliser Internet pour y trouver une information pertinente, en particulier à cause de la nécessité des mots-clés dans les moteurs de recherche tels qu’ils existent actuellement. Les enfants au primaire tout comme les jeunes en difficultés n’ont pas la possibilité de s’autonomiser. Par contre, la navigation est relativement facile et à portée d’enfants dès la maternelle quand elle est convenablement balisée. Il reste à offrir sur Internet des contenus correspondant à tous les niveaux de langue et d’abstraction. Si l’approche cédérom peut être satisfaisante à cet égard, il reste à l’implémenter sur le support des pages HTML. L’approche pédagogique des NTIC pour être la plus efficace passe par le travail en groupe, encadré par les enseignants." Surtout, les espoirs que les NTIC seraient plus favorables aux élèves en difficulté sont le plus souvent déçus. Comme l’indique Bernard Bier, "les nouvelles technologies ne peuvent prendre en compte le développement cognitif du jeune, analyser ses besoins, suivre sa progression. Elles demeurent un outil au service d’un choix pédagogique. Ce qui importe, c’est le sens donné aux apprentissages, le passage de la mobilisation des outils à la mobilisation des savoirs. Des enquêtes réalisées au Québec où l’offre de l’institution est la même pour tous montrent que ce qui fait la différence, ce sont les usages familiaux. La recherche individuelle profite à ceux qui ont déjà des compétences en amont. Il faut un capital culturel. Le discriminant social reste donc bien réel". Voici ci-dessous quelques études américaines qui tranchent avec l’optimisme ambiant :
- College Board ("The Virtual Universities and Educational Opportunity") : affirme que le web fait voler en éclat des contraintes géographiques qui s’opposent à l’accès de tous aux structures d’enseignement, mais estime par ailleurs que d’autres barrières sont créées pour ceux qui ne bénéficient pas déjà des structures d’enseignement ou qui n’ont qu’un rapport distant avec les technologies. En un mot, le risque est grand que les technologies profitent plus aux nantis de l’éducation qu’aux autres.
- Institute for Higher Education Policy : la valeur des travaux de recherche est très contestable, et on ne sait pas apprécier aujourd’hui l’efficacité de la formation à distance.
- Ministère américain de l’économie (US Commerce Department : "Falling trough the net 2 : new data on digital divide", 1999). Si l’équipement et l’utilisation des technologies de l’information et de la communication se sont accrus dans des proportions impressionnantes au cours des années quatre-vingt-dix, il existe des écarts gigantesques entre groupes raciaux ou ethniques. Les populations noires et hispanophones sont plus en retard par rapport aux autres qu’elles ne l’étaient dans la première moitié des années quatre-vingt-dix.
- Higher Education Research Institute (université de Californie), novembre 1999. Les enseignants se servent surtout d’Internet pour eux (e-mail et traitement de textes) plus que pour leur pédagogie.
- Alliance for Childhood, décembre 1999. Les usages courants de l’ordinateur à l’école sont dénués d’intérêt éducatif pour les plus jeunes : les apprentissages sont orientés vers la maîtrise des machines et voués à être rapidement caducs, et l’exagération des aspects ludiques du multimédia est monnaie courante. D’ailleurs, les bilans sur les effets de l’auto-formation sur machine (les "didacticiels") convergent vers un début de forte déception. Seules sont vraiment jugées positives les formations en ligne (ou sur CD-Rom) qui concernent des domaines de type procédural : procédure de délivrance de billets à la SNCF, formation aux applications informatiques elles-mêmes, familiarisation avec des modes d’emploi. Dès que des aspects plus conceptuels sont en jeu, l’auto-formation est pour l’instant décevante, en tout cas bien en deçà de ce que l’on peut produire à l’aide d’un enseignant humain présent sur place. Une étude récente analyse avec précision les effets d’apprentissage de situations variées : présence-absence du formateur et présence-absence du réseau. Sans surprise, un net avantage est donné aux situations où sont présentes les deux médiations, technique et humaine. Autrement dit, le plus en la matière est loin d’être l’ennemi du bien. Une modification de la "forme scolaire" ? Une question de portée plus générale se pose alors. Dans quelle mesure les NTIC produiront-elles une modification qualitative des fondements mêmes de la forme scolaire, qui s’est imposée universellement depuis en gros trois à quatre siècles ? Les modifications qu’elles introduisent portent-elles sur l’extension quantitative de fonctions déjà repérables, ou alors produiront-elles un changement de leur hiérarchie respective, ou encore un bouleversement ? Pour reprendre une comparaison courante, auront-elles un effet comparable à la généralisation de l’imprimerie ? Cette question est délicate. L’histoire nous montre combien les formes pédagogiques peuvent être dépendantes de dispositifs matériels. Contrairement à une solide et increvable tradition de pensée, l’éducation en dépend au moins autant que des grands choix philosophiques. Ainsi, l’institution du "Tableau Noir" (il y a environ deux siècles qu’elle s’est généralisée) conditionne absolument la possibilité d’un "cours dialogué" où les techniques sont montrées "en train de se faire" à toute une classe, et adaptées aux réactions de celles-ci (ce que les NTIC sont incapables pour l’instant de réaliser). Plus tard, la création des ardoises effaçables (remplacées depuis par des cahiers personnels avec l’augmentation du niveau de vie) conditionne la possibilité que les élève s’engagent "pour leur compte" dans une activité "créative" (résoudre un problème, rédiger un texte, etc). Les maîtres d’école ont lutté pendant dix bonnes années contre la substitution des stylos à bille aux plumes à encre. Ils y voyaient une décadence de la civilisation, craignant que cela rende largement caduc l’enseignement de la calligraphie. Pour cette discipline, c’est effectivement ce qui est arrivé. Cependant non seulement le monde n’en est pas mort, mais la facilitation de l’accès à la mécanique de l’écriture a joué un rôle indéniable dans la démocratisation de l’enseignement. La même question va peut-être se poser concernant l’orthographe. Ce que nulle réforme n’a pu imposer (changer des règles arbitraires fixées politiquement d’abord par François 1er, puis par la République), l’effet des échanges mi-oraux, mi-écrits par l’e-mail pourrait le réaliser. Inversement, et concurremment, les correcteurs automatiques de texte peuvent avoir un effet de fixation de la norme, tout en introduisant un processus comparable à la disparition de la calligraphie. Autrement dit, la nature des techniques peut avoir une influence sérieuse à la fois sur celle des savoirs constitués en enjeux de l’enseignement et sur la manière dont l’enseignement est dispensé. En ce qui concerne la première question (le changement des savoirs), cela rejoint le grand processus par lequel "le savoir mort" prend le pas sur "le savoir vivant", incorporé. Un navigateur phénicien avant Jésus-Christ naviguait aux étoiles, sans carte ni boussole. C’était un rapport direct aux savoirs vivants, incorporés en lui, et en ce sens, il était bien plus "intelligent", sur le plan personnel, que bien des navigateurs d’aujourd’hui. Mais bien plus "faible" dans ses capacités de navigation, puisque le seul fait de quitter les côtes de vue le mettait dans un péril mortel. Avec une carte et une boussole, beaucoup plus de monde peut faire beaucoup plus que ce navigateur, avec infiniment moins de connaissances. La maîtrise du principe (physique) de la boussole ou du GPS, des procédés de projection d’une sphère sur un plan (par exemple celle de Mercator) n’est pas incorporée dans les utilisateurs, elle l’est dans l’objet, c’est un savoir mort. Mais ces savoirs sont remplacés par d’autres et les techniques liées aux tâches à accomplir deviennent disponibles pour le plus grand nombre. Certes, cela produit une dépossession, puisque les principes de notre environnement nous échappe, d’où la crainte si répandue devant ce processus, et la volonté désespérée d’y faire face soit par une accumulation de savoirs, soit par la recherche de savoirs à portée "universelle", deux recherches évidemment mythiques. C’est cette conception qui exigeait de rester en contact avec les savoirs inclus dans les machines qui fut à la base des intentions de "faire programmer" les élèves au début de l’informatique. Projet vain, et évidemment abandonné depuis, ce que l’on appelle "formation à l’informatique" étant désormais en fait une formation aux produits et non aux principes de fonctionnement : la navigation aux boussoles remplace celles aux étoiles. Pris d’une manière plus générale, cela signifie que l’essentiel du savoir humain est extérieur aux hommes, et que ce processus s’accélère. Il est incorporé dans les médiations (les "outils" pour ce qui concerne les rapports à la nature, les "langages" pour les rapports humains). Qu’en conséquence, le contenu des savoirs à faire partager au plus grand nombre sous forme d’appropriation directe ne peut couvrir qu’une infime partie de l’ensemble, mais que, solidairement, le choix sur ceux-ci (la "culture commune") a une portée politique insoupçonnée en général. Que ces savoirs communs soient évolutifs du fait de l’évolution des techniques qui leur servent de support est une chose, et en ce sens nul ne peut prévoir à l’avance les effets à long terme des NTIC. Une autre chose est que les sociétés soient dépossédées du choix collectif, politique, de l’espace de savoirs à partager en commun. Or - c’est là que le problème rejoint l’ensemble du processus de libéralisation marchande globalisée - c’est bien ce qui est en cours, en tout cas dans le domaine du possible à moyen terme. Mais si l’on en revient à la question posée - dans quelle mesure s’agit-il d’un changement qualitatif ? - le problème doit être repris sur un plan plus général. Car le processus de remplacement du savoir vivant par du savoir mort ne date pas d’hier, et, toujours, les écoles n’ont traité qu’une infime partie du savoir humain. Un autre mythe increvable est bien qu’il fut une époque où un Erasme pouvait en dominer à lui tout seul la totalité. Fadaises ! Il fallut le travail des Encyclopédistes pour montrer l’immense somme de savoirs à l’uvre dans une société (faire des mathématiques, de la théologie, mais aussi du pain, de la forge, du papier). Le choix (implicite ou non) des savoirs à traiter est donc consubstantiel aux écoles, comme l’est la nécessaire évolution de ce choix. Mais cela touche-t-il à la fonction la plus profonde de la forme scolaire ? Et d’abord, quelles sont donc ces fonctions ? Je reprends ici un passage d’un de mes livres : "Pour cela, peut-être conviendrait-il de partir de ce qui fait la spécificité de l’école. On pourrait présenter les choses de la manière suivante : l’école organise l’entrée dans certains domaines de la culture avec les valeurs (variables, idéologiquement marquées, et qu’on peut bien sûr discuter) qui leur sont liées. Elle permet l’étude systématique de savoirs. Elle s’y attache avec une forme particulière (dont la systématicité est le point central), et, point décisif ici, pour le grand nombre, voire pour tout le monde dans le cas de l’école obligatoire. Elle dispose les jalons principaux, elle "élémente" les parcours, elle transmet des techniques (singulièrement celles liées aux pratiques écrites). Rompant avec la culture de l’immédiateté, elle aide à "mettre de l’ordre" dans son environnement naturel et social ; elle permet de disposer du moyen terme, de l’exercice, de l’entraînement, de la prise de distance. Si cela est réussi, (ce qui, contrairement à l’opinion répandue, arrive finalement le plus souvent), on peut espérer obtenir à la fois une maîtrise du champ soumis à l’étude, et un dégagement de ce champ, l’appropriation personnelle de ces cultures et les fondements de "l’autonomie"." Si l’on atténue fortement (et encore plus, si on supprime) ces fonctions, on peut alors parler d’une modification qualitative. Il faudrait pour cela que la systématicité disparaisse, que l’élémentation ne soit plus en uvre, que la "prise de distance" soit éliminée. Est-ce le cas ? Dans certaines déclarations ou positionnements théoriques, incontestablement. Comme dans toutes ces orientations, fort influentes au demeurant, qui ramènent les procédures de l’étude à la simple prise d’informations, et l’enseignement à de la communication (elle-même considérée comme un simple passage dans une tuyauterie). L’opinion croit ainsi souvent que le savoir posé quelque part devient par là même accessible, avec en plus, pour les NTIC, la liberté de naviguer de par le monde, et la facilité d’y accéder par un simple clic de la souris. En fait, prise d’une manière brute, cette "liberté" est un formidable retour en arrière, vers l’autodidaxie, laquelle place sous la responsabilité de l’élève le choix des savoirs à apprendre. Or, les limites de l’autodidaxie sont amplement répertoriées. La première est le retard par rapport à la connaissance collective. De plus, on ne dispose alors d’aucune hiérarchie des savoirs, d’aucune échelle de valeur (certes elle-même historiquement établie, donc contestable). Max Weber soulignait déjà les deux figures possibles de l’autodidacte (ce qui n’exclut pas le génie isolé) : le bricoleur qui s’est acquis lui-même un certain savoir livresque sans savoir s’en servir, ou, s’il sait s’en servir, sans bien en saisir l’impact ou l’utilité ; le polygraphe, avec une boulimie d’écriture et son irrésistible désir de vulgarisation, qui nous met en présence d’un problème particulier de l’autodidacte : celui de l’organisation des connaissances. Cela signifie que si les NTIC éliminent la fonction guide de l’étude, on pourrait parler de modification qualitative (pas forcément positive donc). Mais il est clair pour moi que c’est le chemin inverse qui sera pris. Il y aura une tendance (inhérente au capitalisme libéral) non à la diversité, mais à des guides en nombre plus restreint. Plus grave, les compétences nécessaires à l’accès au réseau sont elles-mêmes un blocage supplémentaire. Certes, on ne sort pas ici du domaine de ce que l’anthropologue Jack Goody appelle "la raison graphique", dont l’écrit langagier fait partie, mais aussi les tableaux, les listes, les graphes, les schémas, les images fonctionnelles. C’est un autre argument, plus fondamental encore, qui me conduit à dire qu’avec l’Internet on ne sort pas vraiment du rapport "à l’écrit", posé depuis quelques siècles à une échelle de masse, et qui sous-tend l’universalisation de la forme scolaire. Mais les logiques à l’uvre dans les nouveaux médias sont d’un degré plus élevé de difficulté (que l’on songe à la logique très particulière des menus déroulants, où l’information recherchée est pour ainsi dire "cachée" dans l’arbre à déployer). C’est ce qui explique la forte déception qui gagne les chercheurs quant à la facilitation que l’Internet est censé donner pour les "publics en difficulté". De plus, cette fonction de guide de l’étude se décline aussi dans l’élémentation des savoirs (on propose un "programme d’études" pour aborder l’uvre mathématique, ou littéraire, etc.). Mais celle-ci ne se limite pas aux grandes transpositions didactiques bâties historiquement et qui prennent la forme des contenus des manuels. Un processus d’adaptation se produit aussi dans l’interaction directe entre les professeurs et ses élèves. Cette fonction, inévitablement, sera diminuée (sauf pour certains publics qui pourront avoir accès aux deux entrées, machine et humaine). On comprend alors mieux pourquoi c’est dans des fonctions répétitives que les auto-formations sont les plus efficaces. On saisit aussi que la mise sur pied "d’exerciseurs" de qualité (ce qui est encore loin d’être le cas) puisse s’imaginer, et changer une grande part de l’activité enseignante, laquelle consiste souvent en fait à contrôler cet aspect répétitif. Mais sans pour autant modifier qualitativement la forme scolaire. Il faudra suivre plutôt avec attention comment les NTIC pourraient magnifier (ou réduire) et diversifier (ou regrouper) des fonctions déjà présentes dans la forme scolaire. Ainsi, certaines contraintes matérielles qui empêchaient un fonctionnement "normal" de la relation scolaire (éloignement des populations, handicap invalidant, etc.) pourraient voir leurs effets atténués. Plus généralement, il faudra analyser comment, dans le détail du fonctionnement des classes, le contenu et la forme des activités pourront éventuellement changer (ce que je n’ai pas traité ici ; on a pu en avoir un aperçu rapide avec l’exemple des calculettes). Comme aussi les effets possibles produits par une place plus grande donnée au détour par l’écrit, et/ou à des relations plus individualisées (échange direct écrit entre un élève et son professeur). On peut y ajouter des effets inattendus. La généralisation des échanges entre professeurs par exemple peut se révéler un élément majeur de la fin de la conception "isolationniste" du métier. Mais rien là qui ressemble à la "fin de l’école" ou à l’heure de gloire de la liberté et de "l’autonomie".Finalement, la question posée initialement (l’Internet produira-t-il une révolution éducative) peut recevoir une réponse diversifiée, selon les plans de l’analyse. Comme toute modification technologique (parfois apparemment minime) les NTIC auront des effets pédagogiques, difficiles à décrire aujourd’hui. Mais elles n’annoncent pas une ère nouvelle, comparable à celle liée à la forme scolaire de masse. De plus, dans ce cadre, idéologie mise à part, c’est au contraire une forte inquiétude qui domine dans les milieux de gauche. Inexorablement (?) la main mise du marché fait son uvre, sous des formes spécifiques, et s’oppose à la conquête de la liberté humaine effective. Cela n’empêche pas d’imaginer une autre orientation de la technologie, débarrassée de la marchandisation, et à visée démocratique. Rien là qui soit vraiment nouveau dans la généralité de la problématique révolutionnaire, nette dans son principe, mais qui dépend étroitement des rapports de force, comme nous le savons tous.

http://www.preavis.net/breche-numerique/article3.html?lang=fr

Bien à vous,
Morgane BRAVO

No comments: